Kigali, Capitale Multiséculaire (Août 2007)
Le Rwanda se prépare, sous la houlette des autorités de la Ville de Kigali, à célébrer le centenaire de notre chère capitale. Or, il semble que l'on propose de compter ces cent ans de Kigali comme capitale du Rwanda à partir de la date à laquelle le Dr. Richard Kandt, explorateur allemand devenu plus tard représentant de la colonisation allemande, a bâti sa maison en notre capitale.
Célébrer le centenaire de la Ville de Kigali est une excellente initiative. Rappeler que le Dr Richard Kandt, explorateur allemand qui devint en 1911 le résident impérial de la "Deutsch-Ostafrika" au Rwanda, a fait construire la première maison de type occidental à Kigali, c'est bien aussi. Mais faisons attention de ne pas faire naître des notions fausses dans des esprits peu informés de notre histoire.
Il est à craindre, en effet, que certains de nos compatriotes et de nos amis étrangers, peu instruits de notre longue histoire, et ne retenant que le message véhiculé dans nos discours officiels et dans les brochures que nous distribuons, ne se mettent à penser que la fondation de Kigali, en tant que capitale du Rwanda, fut l'œuvre de Dr Kandt. Car il faut bien constater que tous les récents discours annonçant les célébrations de la naissance de Kigali, toutes les émissions télévisées, articles de presse, brochures et autres dépliants faisant la publicité des festivités qui se préparent, mettent en vedette le résident impérial Kandt comme fondateur de Kigali. Qui peut dire, alors, si une telle publicité, propagée sans prendre la précaution de rappeler l'histoire véritable de Kigali, ne risque pas d'amener une partie de nos compatriotes, surtout les plus jeunes, à penser que le Rwanda lui-même fut une création de la colonisation ?
Et qu'on se le dise: ce risque est loin d'être négligeable, vu que notre jeunesse a appris dans ses cours d'histoire que la majorité des pays africains, dans leur configuration actuelle, sont effectivement des créations coloniales. Or, aussi longtemps que remonte la mémoire, le Rwanda a toujours été le Rwanda. L'histoire de sa naissance, de ses fondations et refondations, remonte à Gihanga Ngomijana, mais, selon nos traditions, lui-même était le descendant et l'héritier des Dieux fondateurs, ces Fils du Ciel appelés en notre langue Ibimanuka, les Descendus (du ciel)i. Les Ibimanuka, qui avaient apporté avec Eux le feu du cielii régnèrent sur une première humanité encore proche de l'animal. Ce long travail avait déjà bien progressé lorsque vint le temps de la Troisième Dynastie des Rois du Mental, dont le Roi Chyiirima I Rugwe fut le fondateur, ce même Roi qui bâtit son umurwa -- sa cité royale -- sur le Mont Kigali.
Pour parer à toute éventualité, ne vaudrait-il pas mieux prendre la précaution d'expliquer que Kigali est la capitale principale des Rois du Rwanda depuis le début de cette Troisième Dynastie, c'est-à-dire depuis le 14e siècle selon le comput de Kagame? Vu sous cet angle, l'éphémère épisode de la colonisation allemande ne fut qu'un petit incident de parcours, un moment fugace dans la longue histoire de notre pays, et de sa capitale, Kigali.
Il importe donc de rappeler que, plusieurs centaines d'années avant que Kandt ne pose les pieds au Rwanda, le bon Roi Chyiirima I Rugwe et son fils Mukobanya, grand conquérant devant l'Eternel, avaient déjà réunifié le Rwanda et rassemblé son peuple autour d'une nouvelle capitale : Kigari. Ne pas omettre non plus de rappeler que l'unification du Rwanda a précédé de plusieurs siècles celle de l'Allemagne du Dr Kandt.
Enfin -- et surtout -- ne pas oublier d'expliquer que la résidence du Dr Kandt est seulement la première maison de type occidental construite sur le site de Kigali.
Si l'on prend ces précautions élémentaires, on pourra alors, en toute sécurité intellectuelle et psychologique, continuer à proclamer tous azimuts que la résidence du Dr Kandt est la première maison de la ville de Kigali.
Il importe d'insister sur cette notion de sécurité intellectuelle et psychologique, car il peut être déstabilisant d'apprendre que sa patrie n'est rien d'autre qu'une création coloniale. Mais si l'histoire est correctement expliquée, alors, chacun comprendra le sens de cette déclaration : la maison de Kandt ne fut pas la première maison de la capitale rwandaise, mais tout simplement la première construction où prédominaient les matériaux tirés du monde minéral, contrairement aux structures traditionnelles, qui tiraient leurs matériaux presque exclusivement du monde végétal... C'est pourquoi la résidence de Kandt existe encore, tandis que les palais végétaux de nos rois disparaissaient peu de temps après le départ de leurs habitants, retournant aussitôt à la nature dont elles avaient été tirées.
On comprendra alors que le seul facteur de durabilité des matériaux de construction utilisés pour ériger la maison du Dr Kandt ne suffit à pas faire de cet administrateur d'un empire colonial éphémère, le fondateur de la capitale des Rois du Rwanda.
Kigali dans l'histoire du Rwanda
Mais le plus important, c'est de ne pas oublier que les rois du Rwanda ont choisi Kigali pour capitale plusieurs siècles avant l'arrivée de Richard Kandt. Et même lorsque certains rois, pour diverses raisons, avaient à résider hors de Kigali, ce mont sacré conservait toujours son statut de capitale spirituelle, d'axe du royaume, dont il est la colonne vertébrale.
L'histoire de Kigali en tant que "capitale-cœur" (selon le mot de Kagame) et axe du royaume commence avec le roi premier roi de la Troisième Dynastie des Rois du Mental, Abaami b'Ibiteekerezo, Chyiirima I Rugwe, qui, selon Kagame régna au milieu du 14e siècle de notre ère.
Il faut savoir, en effet, que durant la première dynastie des Rois-Dieux, Abaami b'Ibimanuka, le Roi "siégeait à l'Orient", dans le Mubari, près du Rocher Ikinani, tandis qu'au temps de Gihanga, durant la Seconde Dynastie des Rois du Cordeau, Abaami b'Umushumi, le Roi "siégeait au Septentrion", au Buhanga bwa Nyakinaama.
Mais dès le début de la Troisième Dynastie, le Roi Chyiirima, le plus sage de tous nos rois, ramena la capitale au centre du royaume, au "point pivot" : il s'installa sur le mont Kigali, axe du royaume, Axis Mundi, puisqu'en effet le Rwanda est, selon nos traditions, le centre du monde. Kigali est donc, depuis sept siècles, la "capitale éternelle" du Rwanda. Le Mont Kigali fut de tout temps la "capitale cœur" du Rwanda, comme le souligne Kagame à maintes reprises.iii
Selon les rwandologues M. d'Hertefelt & A. Coupez, "le mont Kigari fut le site de nombreuses résidences royales et de nombreux rituels."ivKigari est donc un mont sacré : c'est notre montagne sainte.
Mais ce n'est pas le mont Kigali seul qui est sacré, mais ses environs le sont aussi :
- Il y a d'abord la vallée de Nyakabanda :
"Nyakabanda, vallée située entre le Mont Kigali et Nyarugenge (Kigali-ville) : la cour y entretenait en permanence une résidence où l'on vénérait l'esprit de Kigeri I Mukobanya." (Id. p. 104) [Ce roi héroïque était fils aîné de Chyiirima Rugwe et de son âme-sœur, la princesse Nyankuge ya Sagashya ka Sakayumbu, roi du Bugufi-Buhangaza. Chyiirima, grand bâtisseur, avait érigé pour sa reine un palais en cette vallée : c'est là que naquit le prince Mukobanya.]
- Il y a ensuite le puits sacré de Rweezangoro, ainsi nommé parce que ses eaux servaient à "purifier les palais et les temples". Kagame nous apprend que :
"Rwezangoro était situé au pied de (la colline de) Nyarugenge, dans le bosquet du Muhima." (Id. p. 121)
- Il y a encore le gué de Nyaruteeja :
"Nyaruteja est le nom du gué traditionnel (au pied du Mont Kigali, et dont le statut est réglé par le Code ésotérique), par lequel on passe du Mont Kigali, capitale-cœur du Rwanda, au Nduga." (Id. p. 49 ; voir aussi p. 121)
Rappelons enfin que, sous le règne de Chyiirima II Rujugira, au 18e siècle, Kigari fut le site d'une proclamation royale décrétant un nouvel effort d'agrandissement du royaume :
Un magnifique poème héroïque nous montre le Roi [Rujugira] assis au sommet du Mont Kigali, [devant sa capitale,] entouré de ses fils et de ses courtisans. Il contemple le panorama des régions qui s'étendent à perte de vue, puis s'adresse à ses fils :
"Sharangabo, commandant des Abakemba, je te donne le Gisaka. Traverses le Buganza et vas demander à Kimenyi ce qui l'a rendu si hardi. (...)
"Et toi, Ndabarasa, tu marcheras sur le Ndorwa à la tête de tes compagnies"v
Le palais de Rujugira se trouvait donc sur le Mont Kigali, mais, depuis des siècles déjà, les environs de la capitale abritaient, non seulement les habitations des fonctionnaires et des artisans et autres populations, mais aussi de nombreux sites relevant de la cour et de ses rituels : bosquets sacrés, temples et chapelles diverses, gués rituels, "vallées des reines", dont vallée de Nyankuge et son temple dédié à son culte et à celui de son grand guerrier de fils.
En vérité, le Mont Kigali et ses environs ne constituaient pas seulement une capitale au sens administratif et sociopolitique, mais un vaste réseau de points d'ancrage et de distribution d'énergies spirituelles. Kagame a tenté d'exprimé cette notion par cette expression qui revient sans cesse sous sa plume : "capitale-cœur". L'expression "axe du royaume" tente aussi de rendre la même notion.
Kigali, le Mont-Temple
Toutes les quatre "générations royales" (c'est-à-dire une fois par siècle), Kigali devait entrer en "jachère énergétique", et rester inoccupée pendant une année, ceci dans le cadre du processus général de "renouvellement de toutes choses" qui faisait partie du grand rituel de l'Abreuvage, Inzira y'Ishoora. Ce rituel consistait à "passer de Chyiirima à Mutara" (et vice-versa), c'est-à-dire à changer de cycle. Pendant quatre générations, Chyiirima séjourne sous forme de momie à Gaseke, occupé à "trôner pour les vaches", à savoir, veiller sur le Peuple du Roi, le Troupeau Saint, Rubanda rw'Umwaami.
Le moment vient alors d'inaugurer le nouveau cycle, qui s'ouvre par le règne de Mutara. Celui-ci se prépare longuement à célébrer le grand rituel de la Traversée (de la Nyabarongo) et de l'Abreuvage, Inzira y'Ishoora. Ayant enfin terminé son "temps de veille", Chyiirima quitte sa longue vigie à Gaseke, et après avoir aidé son successeur Mutara à abreuver les Taureaux sacrés, traverse les eaux de Nyabarongo et passe à Rutare, où il laissera son corps momifié au cimetière royal de ce lieu, pour rejoindre ses Ancêtres, laissant le "soin des vaches"vi à Mutara, en attendant de le relayer un siècle plus tard.
Ainsi, ce rituel, dont la finalité est le transfert de la momie de Chyiirima de Gaseke à Rutare, inclut le rite de l'abreuvage des Taureaux sacrés, qui, en leurs quatre capitales, représentent quatre points d'ancrage d'énergies, quatre centrales qui sont rechargées d'énergies nouvelles lorsque s'ouvre le siècle de Mutara et se clôture avec celui de Chyiirima. Le pays connaît alors un changement de qualité énergétique.vii
Kigali fait sa retraite spirituelle
Pour se préparer à cet afflux d'énergies nouvelles, divers rites sont prescrits pour tout le pays et tous ses habitants, et notamment pour la capitale axe du monde, Kigali. Dès que ces "rites d'adieu à Kigali" sont accomplis, la montagne sainte entame alors une année de solitude, que l'on peut qualifier de "jachère spirituelle", pendant laquelle nul ne doit plus y mettre les pieds:
"Ubwo reero Kigar ikaraaraan umwak umwe
Uwa kabir igasangaana n'Urwanda."viii
L'année suivante, il reprend contact avec le royaume.
Or donc, Kigari reste inoccupé pendant une année.
De son côté, le Roi Mutara entame aussi une méditation profonde et prolongéeix, dans une capitale temporaire bâtie soit au mont Bumbogo, soit sur la colline de Nyundo (en Gitarama, à 5 km au nord du mont Bumbogo).
Les taureaux sacrés, Amapfiizi,x se rassemblent en l'une des quatre capitales taurines, pour y effectuer les rites qui sont de leur ressort.
Lorsque vient le temps de l'Abreuvage, le Roi met fin à sa méditation et lance les rites de l'Abreuvage. A son tour, Kigali sort de sa retraite et reprend contact avec le royaume :
"Ubwo reero Kigar igasangaana n'Urwanda": "Alors Kigari reprend contact avec le royaume."
On comprend alors que le royaume est le corps de Kigali, ce corps sacré dont il est l'axe et la colonne vertébrale, la centrale énergétique. A ce moment, Kigali est rempli à ras bord des nouvelles énergies dont le Roi a causé l'afflux grâce à sa longue méditation, et qu'il s'apprête à répandre sur le royaume, lors du rite de l'Abreuvage. Alors, le pays et tous les règnes de la nature qu ont en lui vie et mouvement, boiront à satiété à cette nouvelle vie. D'un certain point de vue, on peut dire que la culture rwandaise "classique" était fondée sur la notion de circulation d'énergies spirituelles, dans laquelle le Roi occupait la place du cœur.xi
La civilisation rwandaise était le résultat de cette circulation d'énergie, qui vibrait dans le cœur du Roi et faisait vivre le royaume. Il serait donc juste de dire que le royaume vivait "en son Roi", qui l'imprégnait de son énergie spirituelle et le vivifiait de sa vitalité. C'est pourquoi le Livre des Rituels, Ubwiiru, est le plus grand des trésors nationaux, et le chef-d'œuvre de la civilisation rwandaise, la plus belle floraison de sa culture.xii
C'est dans ce contexte qu'il convient de placer ces propos sur le rôle du Mt Kigali, qui servait à la fois de réservoir et de station relais pour cette énergie. On pourrait dire, en empruntant la terminologie de nos poètes Abasizi, que le Roi "trayait le ciel" (par la méditation et les rites) et stockait le lait (l'énergie spirituelle) dans cette grande cruche qu'était le Mt Kigali.xiii
Ce fait capital est démontré dans les grandes formules mantriques que réciteront les abiiru pendant ces extraordinaires cérémonies. Ces formules traduisent, en termes accessibles à tous, les bienfaits que le roi a fait descendre du ciel à l'issue de sa méditation, et qui sont, d'une certaines manière, stockés dans le cœur du Mont Kigali. Nous avons ici la preuve que nos Ancêtres voyaient un lien entre le rituel et l'écologie.
C'est ainsi que, lors du "rite d'ouverture" qui consiste à rouvrir les portes de la cité royale sur le mont Kigali, le collège des abiiru, réuni autour du grand prêtre de la Maison de Rutsoobe, qui est pour ce rite le célébrant principal, se rend sur le mont Kigali, s'agenouille devant la cité royale et récite une formule qui commence par le salut classique: "Gahoran Imaana, Kigari !" Dieu soit toujours en toi, Kigari !
Les ritualistes présentent ensuite au mont sacré les riches offrandes qui lui sont destinées, puis le grand prêtre prononce le grand mantram appelé "Demande de Cœur", formulé au profit des différentes classes d'êtres qui peuplent le royaume :
" Gahoran Imaana, Kigari !
Tuuje kweend imitima...
Ng'Umwaami w'Urwand agir umutima
Ngw abagabo mu Rwanda bagir umutima
Ngw abagore mu Rwanda bagir umutima
Ngw inka mu Rwanda zigir umutima
Ngw Urwanda rwoose rugir umutima".xiv
Après cette prière de demande de sagesse et de stabilité psychologique (kugir umutima), on demande d'autres "grâces" : la paix (amahoro), la fertilité de toute la nature (imbuto), l'abondance de lait et de miel, l'indemnité (ubusugi), la sécurité du pays... Il apparaît alors clairement que ces dons du ciel sont pour ainsi dire entreposés dans le cœur du mont Kigali, qui joue le rôle de centre relais des énergies célestes et de transformateurs des énergies telluriquesxv.
Les sages affirment que "les mots sont plus durables que les pierres": grâces à nos récits historiques, nous avons préservé notre histoire mieux que bien d'autres, même en l'absence de monuments de briques et de pierres, car les structures matérielles peuvent être détruites, mais les mots demeurent, tant qu'il y a des mémoires pour les transmettre et les perpétuer.
La célébration de l'anniversaire de la fondation de Kigali devrait être l'occasion de rappeler ces étapes fondatrices de notre histoire et de méditer ces données culturelles, afin d'enrayer le risque de confonde la maison du Dr. Kandt avec la fondation de la capitale rwandaise, œuvre de Chyiirima Rugwe, fondateur de la Troisième Dynastie des Rois du Rwanda.
Foot notes
i Histoire mythique, métahistoire, et même, selon certains, non-histoire ? Sans doute. Mais laquelle, parmi les nations et civilisations anciennes du monde, est logée à meilleure enseigne ? Toute histoire nationale ne commence-t-elle pas par le mythe? Qui connaît l'histoire des premières humanités, autrement que par les récits mythiques, qui, d'ailleurs, contiennent au moins autant de vérité historique que l'histoires académique moderne, à condition de comprendre leur langage, qui est symbolique. Même le mythique biblique de la création de l'homme est "historique", voire "scientifique", pour qui comprend le symbolisme des éléments de la terre servant à créer une forme qui sera ensuite animée par l'esprit de Dieu, qui est feu, symbolisant ici l'énergie de la pensée -- ce par quoi l'homme est "à l'image de Dieu"...
ii Le 'feu apporté du ciel' dénote dans ce mythe à la fois le feu matériel, puissant agent civilisateur des hommes à travers les âges, mais aussi le 'feu' du mental, l'énergie qui activa le cerveau encore endormi de nos premiers parents ("Adam dormait", nous apprend le livre biblique de la Genèse), et encore le 'feu de l'esprit', qui, lorsqu'il sera allumé, permettra à Dieu de "forger" un véritable chef-d'œuvre : l'homme spirituel. N'oublions pas que Dieu est appelé en tradition rwandaise "Nkuba": Foudre, le Feu du ciel, et qu'il est par ailleurs un Dieu Forgeron, dans la forge duquel Kigwa préleva l'ifumba, le paquet de braises qui, une fois sur terre, sera ranimé pour servir de source à tous les petits feux des hommes. Mais cet universel kurahura ne concerna pas le seul feu matériel, mais aussi le feu du mental, l'étincelle de l'intelligence, qui, comme on sait, s'emprunte aussi: ubwenge burarahurwa. Ainsi, les Dieux donnèrent aux hommes le feu matériel, mais aussi le feu intellectuel, l'énergie du mental. C'était d'ailleurs le but de Leur Mission, puisque Leur histoire, résumée dans la généalogie des Rois du Rwanda, s'intitule Ubucurabwenge, le forgeage de l'intelligence. Le programme éducatif consistait à allumer le feu du ciel sur la terre pour donner à l'homme primitif de quoi éclairer sa sombre caverne ; ensuite -- et en conséquence -- éclairer aussi son cerveau, caverne encore plus sombre que sa contrepartie minérale (mais la boîte crânienne n'est-elle pas aussi minérale ?) Et voilà l'homme des cavernes (cavernes-abris sous roche et caverne-abri sous cranium) lancé sur la trajectoire du forgeage de l'intelligence. Et lorsqu'au bout d'innombrables milliards d'années, ce chef-d'oeuvre de métallurgie divine sera terminé, les Fils du Ciel auront accompli le Grand-Œuvre, les Fils des Hommes qui seront alors eux aussi les Fils de Dieu, se présenteront devant le Père céleste, Shyerezo Nkuba, l'Oméga qui fut aussi l'Alpha (Inkomooko y'Ibimanuka ni kwa Shyerezo, selon le mot du conteur Gakaniisha, in Coupez & Kamanzi, 1962, Inkuru y'Ibimanuka). Et le Roi Père se réjouira de contempler Son Fils Victorieux défilant à la tête de cet innombrable Troupeau royal -- le "Troupeau Saint", composé de vaches dans les tradition rwandaise comme dans écritures hindoues, de brebis dans les évangiles, mais dans tous les cas représentant l'humanité, dont le Roi Fils de Dieu a été missionné par le Père pour leur servir de "Bon Berger", au prix d'immenses souffrances, de blessures aussi innombrables que profondes, si bien qu'Il s'appellera Rugumimbere, Nyabiguma, Urwamamuga. Mais Il triomphera des ennemis des Vaches de Son Père, qui sont aussi les siennes, comme Son Père Lui avait dit au début de Sa Mission salvatrice : "Uragumy ukomate ku maazi/Ntizirav inyum ikenurire !". Et alors, comme nous l'apprend le prophète umusizi, à l'issue victorieuse de son itabaaro, Son Père Lui donnera l'Umudende des victoires, et Le fera asseoir à Ses côtés:
"Avuuyeyo S' aramwiimika
Inguma zuuhagizw ingoma".
A ce moment-là le Rwanda (qui est le monde) aura alors deux Rois : le Fils Victorieux assis auprès de Son royal Père. Et Celui-ci s'écriera : "Rubanda rwa Kigeri chya Chyiirima ! Nimugire Kigeri !" (A. Kagame, Inganji Kalinga, "Kigeri Mukobanya"). Cette doctrine rwandaise des origines et de la destinée de l'humanité trouve un écho inattendu dans les écrits du Père jésuite Thomas Berry, éco-théologien américain:
"The human mind ascends to the contemplation of the divine by rising through the various grades of being, from the physical forms of existence in the earth, with its mountains and seas, to the various forms of things, and so to the human mode of consciousness, then to the soul, and from the inner life of the soul, to God. This sequence, portrayed first in the symposium of Plato, is presented in all its sublime qualities in the soliloquy of Augustine as he meditates with his mother by the window just prior to her death." (Thomas Berry , Creative Energy, p. 3) [retour]
iii A. Kagame, Un Abrégé d'Etho-Histoire du Rwanda, 1972, pp. 49, 99, 104, 121, 202, 246, 276. [retour]
iv M. d'Hertefelt & A. Coupez, La Royauté sacrée de l'ancien Rwanda, Inzira y'Ishoora, 32, 25, 254, 271. [retour]
v Abrégé d'Etho-Histoire du Rwanda, 1972, p. 146 [retour]
vi Les "vaches" en question ne sont pas des bovins, mais le peuple du Roi, pas plus que les "brebis" des Evangiles ne sont pas des ovins, mais le peuple de Dieu. "Pais mes brebis", demande le Christ à Pierre : occupe-toi de mon peuple, le peuple de mon Père, l'humanité. [retour]
vii Il existe des points communs entre les rites rwandais et ceux de l'ancienne Egypte, et donc aussi entre les deux calendriers rituels. Ainsi, les rites rwandais de la Translation/Résurrection débutent vers la fin de Kaanama, correspondant au mois égyptien de Mesorê (juillet-août), pendant la grande saison sèche, ikhyi, terme qui signifie luminosité (umuchyo ou umukhyo, lumière), car la lumière est effectivement éclatante en cette période. Bien que cette saison ne corresponde pas exactement à la saison égyptienne "Akhet", le sens des deux termes est sûrement proche : en psychologie ésotérique, akh se réfère à l'esprit lumineux, le principe de lumière en l'homme. La saison Akhet débute au mois de Thoth, ou juillet-août. A cette époque, l'étoile Sirius/Sothis, se lève avec le soleil : c'est le lever héliaque de Sirius. C'est pour la même raison que Sirius s'appelle en Kinyarwanda Rumurika (Rumurikirabaswiitsi pour les facétieux...) [retour]
viii M. d'Hertefelt & A. Coupez, La Royauté sacrée de l'ancien Rwanda, Inzira y'Ishoora, 32-33[retour]
ix De même, lors de la fête appelée "Opê", la "Belle Fête de la Vallée", qui a des points communs avec notre Rituel de l'Abreuvage, le pharaon méditait à Karnak avant de prendre la tête de la procession vers Louxor. (Le Fils de la Lumière, p. 246) C'est à la Nouvelle Lune de Payni (correspondant à notre Kamena et donc au signe du Taureau), que l'on faisait partir Amon-Rê sur le fleuve, de Karnak vers Louqsor, en traversant vers Djemé d'Occident, pour retourner à Karnak 13 jours plus tard environ. (Science & Vie, No. 209, Décembre 1999. Hors Série. La Vie et le Sacré au temps des Pharaons ; p. 107. p. 234) [retour]
x Ces taureaux sacrés vivaient en leur quatre "cités" respectives: Gisanze, Muganzacyaaro, Ruyumba rwa Matovu et Rubona rwa Kagina. Ces cités avaient leurs correspondances en Egypte ancienne :
"Quatre taureaux protègent magiquement cette région (Médamoud). Ils résident à Thèbes, à Hermonthis (Armant -- Iunu), à Tôd (Djerty) et à Médamoud (Madu), et forment une forteresse contre les forces du Mal, ainsi qu'un œil complet au centre duquel brille une lumière indestructible." (Christian Jacq, Les Mystères d'Osiris, tome 4, p. 234 ; Science & Vie, No. 209, Décembre 1999. Hors Série. La Vie et le Sacré au temps des Pharaons ; p. 107. p. 234)
L'Inde avait aussi ses taureaux sacrés, qui occupaient dans les rites une place analogue à celle de leurs frères égyptiens et rwandais. [retour]
xi L'éco-théologien américain, Thomas Berry, S.J., a écrit de très belles pages sur l'utilisation du rituel par les rois prêtres des temps anciens pour aider l'humanité à évoluer. Ces "célébrations monumentales" que furent les rituels royaux, affirmait-il, servaient à maintenir l'homme en harmonie avec la Nature, en lui apprenant à fonctionner de manière pleinement humaine, c'est-à-dire en tant que quatrième règne de la nature, en tant qu'enfant de cette Mère Terre, et non comme son exploiteur éhonté, voire son fossoyeur:
"The human community was energized by the cosmic rituals wherein ultimate meaning was attained, absolute mysteries were enacted, and human needs were fulfilled. An abundance of energy flowed into the human when these monumental celebrations took place; human psychic transformation found its proper instrument and expression" (Thomas Berry, Creative Energy, p. 3) [retour]
xii Pour ceux qui trouveraient ces affirmations exagérées, qui croient que la spiritualité de nos ancêtres était "primitive", je propose ce texte écrit dans les années quarante par un Maître de l'Ecole Trans-Himalayenne de Sagesse, sur l'Occultisme africain. (Le terme 'Occultisme', qui signifie "science des choses cachées", a le même sens que notre concept 'Ubwiiru'):
"Behind the many [negative] religious cults of that [continent], there emerges a fundamental and pure mysticism, ranging all the way from nature worship and a primitive animism to a deep occult knowledge and an esoteric understanding which may some day make Africa the seat of the purest form of occult teaching and living. This, however, lies several centuries ahead". (A.Bailey & Djwhal Khul, The Problems of Humanity, p. 107) [retour]
xii Lorsque le roi et les prêtres entraient ainsi en contact avec la Divinité, pour renouveler leurs ressources intérieures en vue de les reverser dans les courants de vie du royaume, cela se disait gukam ijuru : "traire le ciel", c'est-à-dire attirer et faire descendre les énergies divines sur le royaume. Thomas Berry a bien compris ce principe, qui était commun à tous les royaumes traditionnels:
"Here was energy on a vast scale... It was primarily a numinous energy, (which) found expression not only in monumental architecture, but also in the hierarchical structure of the great societies. Ritual codes were established on a firm basis. (...) The Book of Ritual of the Chinese, the Code of Manu in India (and other ritual codes) were the main instrument for sustaining and channelling the energies needed by the community." (Thomas Berry, Creative Energy, p. 3) [retour]
xiv Idem., 279 et suite. [retour]
xv Un rôle semblable est attribué au Mont Kenya -- en langue gikuyu, "Kirinyaga", le Mont-Brillant (kiri, à relier au mot swahili kirima, montagne, comme dans Kirimanjaro ; nyaga a des affinités avec notre kuyaga). Jomo Kenyatta, le premier président du Kenya a parlé du rôle de cette montagne dans la religion de son peuple dans un ouvrage intitulé "Facing Mount Kenya". L'environnementaliste kenyane, le professeur Wangari Maathai rappelait encore la place du Mont Kenya dans la vie spirituelle de son peuple. Lorsqu'elle eut appris qu'elle allait recevoir le Prix Nobel de la Paix, elle planta un arbre, puis se tourna vers le mont sacré :
"I faced Mt. Kenya, the source of inspiration for me throughout my life, as well as for generations of people before me. I reflected on how appropriate it was that I should be at this place at this time and celebrating the historic news facing this mountain. (...) I believed that the mountain was celebrating with me: the Nobel Committee had also heard the voice of nature, and in a very special way. (...) At that moment, I felt I stood on sacred ground." (Unbowed, Heinemann, 2007, p. 292-293)
Est-ce là ce "culte de la nature et cet animisme primitif" que regrette DK (cf. note vi ci-dessus), ou est-ce cette "profonde connaissance occulte & compréhension ésotérique" sur laquelle le Maître tibétain fonde ses espoirs d'un futur brillant pour l'Afrique ? Mais pour répondre à cette question, il faudrait mieux connaître la pensée de Mme Maathai.
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